Auteur

François Vaillant

Année de publication

2025

Cet article est paru dans

François Vaillant, éducateur spécialisé, puis philosophe et théologien de formation; auteur notamment de : La non-violence. Essai de morale fondamentale, Paris, Le Cerf, 1990; La non-violence dans l’Évangile, Paris, Éd. Ouvrières, 1991; Un taxi dans Paris, Paris, Temps présent, 2016. Rédacteur en chef d’ANV.

Que se passe-t-il pour l’animal d’une ferme, entre son arrivée à l’abattoir et la barquette de viande vendue dans un supermarché? Après sept années de travail à l’abattoir municipal de Limoges, un ouvrier, Mauricio Garcia Pereira, craque et contacte L214. Leur rencontre aboutira à ce qu’une vidéo commence à faire le tour de France en novembre 2016. Cette vidéo dénonce en images l’ignoble maltraitance des animaux à l’abattoir de Limoges. Cet ouvrier publie ensuite le livre Ma vie toute crue où il aborde la maltraitance également subie par des employés de l’abattoir. C’est à partir de cet écrit, aussi poignant que fort bien documenté, que cet article est construit.

 

 

Mauricio Garcia Pereira est espagnol, il a vécu son enfance dans une grande ferme de Galice, à une trentaine de kilomètres de Saint-Jacques-de-Compostelle. En 2001, il suit la mère de ses fils jusqu’à Limoges. Il apprend le français en travaillant comme serveur ici et là, mais après la séparation du couple, il se retrouve à dormir dans sa voiture. En avril 2010, son agence d’intérim lui dit : « Au fait, tu sais que les abattoirs municipaux de Limoges embauchent ? Il y a même un CDI à la clé. » Ces trois lettres le font rêver ; il sait bien depuis son enfance que les animaux de ferme sont élevés pour être tués puis mangés. Il a 41 ans. « La question de mes goûts ne se posait même plus, il ne s’agissait plus que de survie. Je voulais juste avoir une paie, m’en sortir. À force de dormir dans ta voiture, quand tu as deux enfants et une maigre valise pour seule possession, tu acceptes tout. On m’a donc proposé l’abattoir, je savais que ça serait dégueulasse et qu’il y aurait beaucoup de sang, forcément, mais je voulais travailler, c’était tout ce qui comptait. Quand tu n’as plus le choix, tu tentes de t’autopersuader que tu fais un métier noble [1]. »

Le premier contact avec l’abattoir est rude. « D’abord, il y a l’odeur. Une odeur de putréfaction et de merde, intense, presque insoutenable – l’odeur de la mort. Elle me saisit à la gorge brutalement, amenée par le vent, avant même que j’aperçoive le bâtiment de tôle grise qui cache l’abattoir public de Limoges aux yeux de ses habitants [2]. » Ce matin-là, ils sont six ouvriers venus par l’agence d’intérim. « Bienvenue dans le plus grand abattoir municipal de France. Ici, on fait plus de 1 300 bovins chaque semaine, la même chose en agneaux et un millier de cochons au bas mot [3]. »

Parce que Mauricio est grand, 1,81 m, et plutôt maigre, il est placé le lendemain par Roger, le responsable de la chaîne bœuf, au milieu de celle-ci. Mauricio est chargé d’aspirer la moelle épinière, en face de Marc qui doit arracher les abats rouges (foie, rognons, poumons et cœur) des entrailles des bovins. Le travail commence. Il faut passer une canule de plastique, d’un centimètre de diamètre et deux mètres de long, dans la colonne vertébrale de l’animal mort, encore chaud et couvert de sang. L’aspiration de la moelle épinière se fait par air comprimé. Jour après jour, à partir de 6 h du matin, Mauricio exécute ce même travail. Quand sa journée se termine, à 15 h, « le dos en compote et l’esprit las », il a aspiré entre 250 et 300 bêtes.

La chaîne bœuf

Chaque matin, des camions chargés d’animaux vivants arrivent dès l’aube. Ils sont parqués sur une aire de stabulation. Là, un employé récupère toutes les pièces d’identité des bovins et enregistre dans un ordinateur, pour chaque animal, sa date de naissance, la race, la référence de l’élevage, etc. Un numéro est attaché à l’oreille de l’animal qui correspond à son enregistrement. Les bovins sont ensuite confinés dans des stalles individuelles où ils attendent sans pouvoir bouger. Puis les bêtes entrent dans « le couloir de la mort » où un ouvrier les guide avec une tige électrique en cas d’indocilité. Elles passent lentement de box en box métallique, pour parvenir à tour de rôle dans le dernier.

L’animal debout est coincé de toutes parts. Un ouvrier, appelé « le tueur », place un matador entre les deux yeux. Il s’agit d’un pistolet d’abattage. Il propulse un piston qui percute le crâne de l’animal. Assommée, la bête s’écroule et roule sur un sol incliné. La porte se referme derrière elle. Une autre vient de s’ouvrir pour faire entrer un nouvel animal à estourbir. Il est fréquent, les jours où arrivent beaucoup de camions, qu’on abatte jusqu’à un animal à la minute. Même mort cérébralement, il bouge encore beaucoup. Attrapé avec une chaîne par la patte arrière gauche, il est hissé par un treuil sur un rail qui conduit jusqu’au saigneur. Celui-ci lui tranche la jugulaire avec un couteau. Le sang jaillit tel un geyser, le bovin se vide de 30 à 40 litres de sang. Mauricio est passé à plusieurs postes de la chaine bovin, mais il a toujours refusé d’être en début de chaine, à devoir manier le matador ou être le saigneur qui sectionne la jugulaire. « Je n’en étais pas capable, écrit-il. La bête qui se réveille et donne des coups de patte, ses yeux révulsés, l’odeur de la peur. [Et puis] tu entends les meuglements désespérés des animaux dans le couloir de la mort [4]. »

Quand la bête ne bouge plus, elle passe par plusieurs étapes : le cuir entre les pattes de derrière est retiré, les sabots sont coupés ainsi que les parties génitales, les cornes ciselées, la peau du visage arrachée, etc. Les gestes sont rapides et d’une grande précision. Le cadavre est transporté plus loin où un ouvrier lui ouvre le sternum, pendant qu’un autre lui tranche la tête ; tout ça part à la triperie de l’abattoir par une autre chaîne. Après bien d’autres opérations, l’animal passe à la « vidange », où lui sont retirés ses intestins et sa panse. Tout le système digestif tombe sur un large tapis roulant qui va emporter les viscères à la boyauderie. La carcasse, vidée de ses abats, est coupée en deux dans le sens de la hauteur à l’aide d’une scie géante. Un couteau pneumatique rotatif à lame circulaire sert à retirer les parties graisseuses, dont une part sert à la fabrication de produits de beauté. Les techniciens vétérinaires sont là pour vérifier que la carcasse est bonne à la consommation. Elle est emportée au frigo et partira plus tard en camion frigorifique pour ravitailler la France, mais aussi une partie de l’Italie et de la Grèce.

Tous les deux ans, les ouvriers de l’abattoir passent une visite médicale. Le médecin pèse chacun, examine ses yeux et ses oreilles, note les douleurs physiques aux vertèbres cervicales et lombaires, aux poignets et aux chevilles, etc. Mais jamais il ne le questionne sur les blessures psychiques. « À force de piétiner dans le sang et de se faire beugler dessus par les chefs, témoigne Mauricio, j’ai vu des mecs péter les plombs, devenir complètement fous. La nuit, les cauchemars nous assaillent […]. Je rêve souvent de vaches encore vivantes, et qu’on saigne. Le sang coule à flots, mais l’animal s’agite dans tous les sens, donne des coups de sabots furieux. Je me réveille en plein milieu de la nuit, couvert de sueur, complètement paniqué. […] Le week-end, tu as besoin d’une cuite carabinée pour pouvoir dormir d’un sommeil sans rêves. La nuit, je revois aussi Roger, le chef de la chaîne bœuf, qui m’engueule [5]. » Au bout de trois ans, Mauricio demande une promotion, elle lui est refusée car « pas assez bon ». Il reste à l’échelon 1, à 1 100 euros nets par mois. Mauricio s’accroche, il pense à ses deux garçons et à la pension alimentaire qu’il doit verser à leur mère. Il faut tenir le coup, ne pas se poser de question. Il sait d’expérience que s’il en pose à son chef Roger, il entendra toujours le même refrain : « Ferme ta gueule, fais ton boulot, et si tu n’es pas content, dégage [6] ! »

L’abattage des vaches gestantes

Un jour qu’il travaille seul à la boyauderie avec son grand couteau, Mauricio est intrigué par une énorme poche. « Plusieurs litres de liquide amniotique chaud et gluant se déversent sur mes mains gantées. De la poche, je sors un veau tout poilu, entièrement formé, qui fait déjà presque un mètre pour 25 à 30 kg et tire vers moi une minuscule langue rose. » Il prévient le chef qui rétorque sans état d’âme : « C’est pas un problème, ça arrive tout le temps. Tu fais le tri comme d’habitude et le fœtus tu le jettes dans ce bac-là. Dépêche-toi, il y en a d’autres qui arrivent [7]. » Le chef arrive à la rescousse, il jette le placenta avec les tripes, et pousse le gros fœtus encore vivant jusqu’au bac des déchets destinés à l’incinération. Mauricio est plus que choqué. La chaîne ne s’est pas arrêtée un seul instant.

Qu’est ce qui ne va pas ? se demande Mauricio. Il retourne en remplacement plusieurs fois à la boyauderie. « Je n’aime pas ce poste, sur lequel tu es tout le temps éclaboussé d’excréments. […] Un premier fœtus arrive sur le tapis roulant, suivi de plusieurs autres. Je dois le pousser dans le bac des déchets non recyclables, couper le cordon ombilical. Le sang gicle de partout [8]. » Sous le choc de l’émotion, Mauricio sort discrètement son téléphone portable et prend quelques photos. « Ce jour-là, écrit-il, je prends conscience qu’on jette tous les soirs une bonne quinzaine de petits veaux. Je commence à me rendre compte que l’éthique et le respect n’ont pas cours à l’abattoir. Ni pour les hommes ni pour les bêtes [9]. » Une pensée s’installe dans sa tête, il lui faut témoigner de ce qu’il voit et vit dans l’abattoir. Oui, mais à qui ? L’histoire des vaches gestantes l’assaille, le jour la nuit, tout le temps.

Le courage des humbles

Un soir de février 2016, chez lui, la télévision est allumée, mais Mauricio n’écoute rien, exténué par son travail de la journée. Il entend au loin le mot « abattoir ». Il relève la tête et entend le présentateur parler de photos prises clandestinement à l’abattoir d’Alès par l’association de défense des animaux L214. Les images dérobées sont insoutenables. « Si les gens sont choqués par ça, se demande Mauricio, qu’est-ce qu’ils diraient si je leur montrais mes fœtus ? [10]. » Il consulte la Toile et trouve un numéro de téléphone portable pour L214. Sans plus attendre, il fait le numéro. C’est Brigitte Gothière qui décroche, la co-fondatrice de L214. Le courant passe immédiatement entre eux. Brigitte est sidérée d’apprendre le cas des vaches gestantes. Des photos parviennent à Brigitte. Ils échangent plusieurs fois, elle l’écoute sans exercer aucune pression. Brigitte et son compagnon Alexandre Arsac [11] se proposent de venir à Limoges pour rencontrer ce lanceur d’alerte.

Pourquoi est-ce qu’on tue des vaches gestantes ? Parce que ça rapporte plus d’argent à l’éleveur. Une vache pleine de plusieurs mois est plus grasse, sa carcasse pèse 20 à 30 kg de plus, sa viande est plus juteuse. L’abattage de vaches gestantes n’est interdit ni en UE ni en France, il est donc toléré. Personne ne peut évaluer le nombre de fœtus de veaux ainsi massacrés vivants chaque année. Avec l’insémination artificielle, tout éleveur sait très facilement quand ses vaches sont pleines ou non.

Quand Brigitte et Sébastien de L214 rencontrent Mauricio chez lui, il se sent écouté et comprend qu’il peut devenir acteur de sa propre vie. Il accepte de recevoir une petite caméra qu’il n’a qu’à embarquer sous ses vêtements. Bien sûr que Mauricio a peur de se faire repérer, mais il y va ! Il fait un essai et montre la première vidéo de fœtus à Quentin, son fils aîné âgé de 15 ans. Il montre du dégoût. « C’est dégueulasse, comment on peut faire ça ? Papa, il faut que tu fasses quelque chose. » Le père affectueux entoure de ses bras son fils et lui confie que quelque chose est en route. Quand Sébastien regarde les premières vidéos prises en cachette, il est atterré, scandalisé et répète à Mauricio qu’il lui faut rester excessivement prudent, ne prendre aucun risque. On l’assure que son nom n’apparaîtra pas sur la vidéo qui va révéler le scandale des vaches gestantes. « Non ! Je ne veux pas me cacher, insiste Mauricio. Soit j’assume tout, soit je ne le fais pas. Je suis espagnol, pour le meilleur et pour le pire. Je ne balance pas une pierre après m’être planqué derrière un buisson [12]. » Tout se prépare lentement, deux avocats sont prévenus, le montage de la vidéo se fait avec honnêteté. C’est ça l’action non-violente, ça se prépare, on agit à visage découvert et on assume. La vidéo, qui dure six bonnes minutes, doit commencer à être diffusée très tôt le jeudi 3 novembre 2016.

En attendant, Mauricio continue de travailler à l’abattoir comme avant. Il se tait, mais jubile intérieurement, car personne ici ne sait ce qui va être dénoncé de cruel et de répugnant. Mauricio va voir son médecin traitant, il y a toujours ce cou et les épaules qui n’en peuvent plus. Un arrêt maladie ? Le médecin sait que son patient n’en a jamais abusé, bien au contraire ! Mauricio lui raconte tout par souci d’honnêteté, et reçoit un arrêt maladie d’un mois, assorti d’une ordonnance pour des anti-inflammatoires et des séances de kiné.

La veille du grand jour, Sébastien arrive de Paris à la gare de Limoges. Il n’est pas question de laisser Mauricio seul quand le scandale va être dévoilé. Et puis il y a les contacts presse à organiser, etc. Il faut lire dans Ma vie toute crue les pages consacrées aux entretiens avec la presse, notamment le premier jour, où ça vient de partout, puis la semaine suivante à Paris, avec les plateaux de télévision et les rencontres avec différentes personnalités. C’est superbement bien raconté. Mauricio était loin d’imaginer qu’arrivé en France 15 ans plus tôt, il recevrait tant de reconnaissance pour avoir osé dénoncer le premier le scandale des vaches gestantes, tout en participant à faire connaître les pratiques indignes des abattoirs à l’égard des animaux et des ouvriers qui collectionnent traumatismes physiques et psychiques, pour des salaires de misère [13].

Vidéos à voir

« Derrière les murs de l’abattoir de Limoges, les fœtus » sur le site de L214 : www.L214.com. Aller à « S’informer », puis « Enquêtes », « Toutes nos enquêtes » « Bovins » et descendre au titre de cette vidéo de 6 minutes. Écrire sur un moteur de recherche : « Ouvriers d’abattoirs : des bourreaux ou des hommes? » Émission Envoyé spécial, France2, 16 février 2017. 

Mauricio Merci!

Tu aspirais leurs moelles

mais tu as mis les voiles…

Le couloir de la mort

ne sera plus ton port!

Tuer, éviscérer, trancher et brûler :

tes insomnies en seront soulagées.

C’est ce veau pas encore né

qui a tout déclenché :

Parler pour incendier

nos cœurs anesthésiés.

Jean François Vallette, auteur-photographe, notamment de D’ailleurs, recueil de 100 textes-100 photos pour les 100 ans des éditions Chronique Sociale de Lyon, 2021.
 


[1].  Mauricio Garcia Pereira, Ma vie toute crue, Plon, 2018, pp. 145-146.

 

[2].  Ibid., p. 11.

 

[3].  Ibid., p. 14.

 

[4].  Ibid., p. 58.

 

[5].  Ibid., pp. 74-75.

 

[6].  Ibid., p. 91.

 

[7].  Ibid., pp. 89-90.

 

[8].  Ibid., p.92.

 

[9].  Ibid., p. 92.

 

[10]. Ibid., p. 106.

 

[11]. Également co-fondateur de L214.

 

[12]. Ibid., p. 112.

 

[13]. Mauricio vit actuellement en Galice (Espagne), sa région natale. Après son licenciement de l’abattoir, il a continué à Limoges à faire des petits boulots quand il le pouvait. Il reste proche de L214 avec qui il est scandalisé qu’aucune loi n’interdise en France et en Europe l’abattage de vaches gestantes, malgré les interventions récurrentes de parlementaires. Quand il se confie, Mauricio regrette surtout de ne pas avoir eu l’occasion de faire plus d’études pour échapper à ce qu’il a connu à l’abattoir de Limoges, un travail qu’il ne souhaite à personne.

 


Article écrit par François Vaillant.

Article paru dans le numéro 215 d’Alternatives non-violentes.